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Construire un terrain

Construire un terrain

« Comment amorçons-nous le terrain de recherche ? Si nous nous engageons sur certains terrains incertains c’est bien que nous pensons ou sentons que les sciences sociales peuvent être une des modalités d’action sociale, d’intervention » ; « que notre intervention pourrait participer à une redéfinition des problèmes pour les concernés présents (et demandeurs) ou à venir ». David Jamar.

Ce texte est un extrait du document d’orientation que David Jamar avait rédigé pour une journée de travail en 2015 consacrée à la question de la recherche en sciences sociales1.

Il me servira de point de départ pour tenter de présenter le terrain que je construis dans le cadre de ma recherche de Doctorat.

En suivant la proposition de David Jamar consistant à décrire la manière dont nous « amorçons » le terrain, j’ai donné à cette présentation la forme d’un récit, chronologie de la mise en place de mon terrain. Pour cela je me suis replongé dans mes notes prises au jour le jour ; je me suis également référé aux documents que j’ai été amené à produire dans la construction du dossier pour la Convention Industrielle de Formation par la Recherche (Cifre) en les prenant en compte comme des sources.

Il m’a semblé qu’il était important de considérer les interactions avec l’environnement familial, amical et affectif autant que mes propres éprouvés, comme des éléments prépondérants dans la construction du cheminement qui conduit à s’inscrire en doctorat et participe de la construction d’une posture de chercheur. Je me suis donc attaché à en rendre compte à chaque fois que cela s’est imposé.

L’écriture de cet article me permet, dans le même temps, de faire état des différentes étapes de l’établissement d’une Cifre (dont la validation n’a toujours pas été finalisée au moment de l’écriture de ce texte) et du système de contraintes directement lié à ce cadre particulier. En espérant qu’il pourra servir de point d’appui à ceux qui souhaiteraient se lancer dans ce type de traversée.

À partir de la forme qu’a pris cet article, j’ai voulu ouvrir une série de portes, de pistes de réflexions apparaissant parfois comme des digressions, qui n’ont probablement pas été mises en discussion de manière égale mais sont à considérer comme autant de perspectives potentielles pour la suite. Cet écrit ne cherche pas à présenter l’aboutissement d’une pensée ou l’exhaustivité de toutes les dimensions présentes, mais un point d’étape dans la construction d’un processus de recherche dans un contexte singulier, et suivant la démarche de Sébastien Joffres, une thèse « se faisant »2.

Au cours de l’année de Master 2, je construis le projet de m’inscrire en doctorat.

La thèse s’impose naturellement comme le support qui va me permettre de poursuivre une activité de recherche que j’ai découverte dans le travail réalisé pour le mémoire de Master. Activité de recherche à peine effleurée, mais dont je constate qu’elle répond à une attente longue. Une nécessité s’impose : je ne veux pas que cette activité s’arrête. Néanmoins, si cela se formule naturellement, cette idée est loin d’être une évidence.

J’ai la chance de bénéficier de l’appui sans condition de ma femme qui accueille avec enthousiasme cette aventure, prête y compris à supporter ses conséquences : démission de mon poste d’éducateur en CDI, perte de revenu, incertitude quant aux débouchés à l’issue de la thèse, etc. Les enfants de leur côté (notre famille dite « recomposée » – exemple typique des nouvelles configurations de la famille qui préoccupent tant les politiques publiques de parentalité – est animée par cinq enfants pleins de vie âgés de 6, 10, 11, 14 et 16 ans), même s’ils ont fini par s’habituer à m’entendre parler de mes études à 42 ans, du fait des trois années requises pour effectuer les Master 1et 2 en concomitance avec le DEIS (Diplôme d’état d’Ingénierie Sociale), ont du mal à comprendre la raison pour laquelle je m’obstine à vouloir « aller à l’école » alors qu’eux n’espèrent qu’une chose : que ça s’arrête le plus vite possible !

Je sollicite mon directeur de mémoire M2, Pascal Nicolas-Le Strat, pour lui soumettre ce projet qui n’en est alors qu’à l’étape de l’idée, de l’envie. Je le lui soumets quasiment sur un mode « coupable » : coupable d’avoir cette envie, d’oser prétendre à faire de la recherche, d’affirmer que cette volonté s’origine dans le plaisir éprouvé au travers du mémoire de Master ; intimidé également, car en formulant cela, j’ose supposer que mon travail de mémoire est peut-être éventuellement déjà, un peu de la Recherche. L’accueil formidable de celui qui deviendra mon directeur de thèse, me permet d’assumer ces désirs, m’autorise à me reconnecter à un émoi de-toujours-là, me replonge dans mes premiers élans intellectuels et existentiels de l’adolescence, me renvoie à cet entretien avec une conseillère d’orientation à qui j’exprimais le souhait de faire de la recherche en philosophie et qui me répondait « mais jeune homme, la recherche en philosophie, ça n’existe pas ! ». Première étape, donc, dans la construction d’une identité de chercheur.

Ma recherche de Master 2 portait sur les politiques publiques de parentalité ; j’avais constitué un terrain à partir de mon activité d’éducateur de rue impliqué dans le réseau parentalité local. Ce terrain se présentait de manière très paradoxale : d’un côté une politique publique qui, à la fin des années 90, formule l’injonction aux DDASS de constituer, dans chaque localité, des réseaux nommés « REAAP » (Réseau d’Écoute d’Appui et d’Accompagnement des Parents) pour permettre la rencontre et la confrontation des différents acteurs de la parentalité (c’est-à-dire des parents, des professionnels et des élus) et donc véhicule un idéal démocratique d’égalité de positions et de contribution de chacun, tout en maintenant une logique classique de « prise en charge » des parents à partir du repérage de leurs difficultés ; d’un autre côté, des réseaux mis en place depuis plus de 15 ans, mais constitués uniquement de professionnels, sans que les premiers concernés puissent contribuer de manière effective au débat.

Suivant la proposition de David Jamar, je peux dire que l’engagement dans ce « terrain » particulier est bien lié à deux éléments qu’il met en avant : lié d’abord au fait que je pressens « que les sciences sociales peuvent être une des modalités d’action sociale, d’intervention », ce qui va se traduire pour moi dans une démarche de « recherche-action » ou « recherche-expérimentation » ; mais également lié au fait que je pense l’intervention comme une manière de « participer à une redéfinition des problèmes pour les concernés présents ».

Ayant entendu parler du dispositif « Cifre » (Convention Industrielle de Formation par la REcherche), je me renseigne sur les modalités auprès de l’ANRT (Agence Nationale de la Recherche et de la Technologie)3.

Puis, en décembre 2015, je sollicite un entretien auprès de la responsable d’une association départementale inscrite dans le champ du soutien à la parentalité, qui se trouve, de plus, être en lien avec les réseaux parentalité locaux, du fait d’une mission d’animation des réseaux locaux du département confiée à l’association qu’elle dirige.

J’avais déjà établi une relation avec cette directrice depuis que nous avions participé ensemble à certaines réunions de réseau, construisant une alliance implicite et subjective, constatant l’un et l’autre que nous allions dans le même sens dans nos propositions. Je l’avais également sollicitée pour mener un entretien dans le cadre du mémoire de Master1.

Lorsqu’elle me reçoit, je lui fais part de mon projet et lui propose que l’association dont elle est directrice puisse accueillir cette recherche dans le cadre d’une convention Cifre. Elle me demande de rédiger un projet de recherche qu’elle puisse soumettre à son conseil d’administration.

La suite de l’histoire peut se décliner à partir des événements qui viennent scander l’avancée de la démarche et qui constituent autant de points de repères pour reconstruire la chronologie de « l’amorce » du terrain.

12 janvier 2015 : Courrier au CA : 1ère formulation de mon objet de recherche et de ce qui peut « faire » terrain.

J’envoie le courrier à destination du CA de l’association. Dans ce courrier je reformule les principaux éléments présentés durant l’entretien avec la directrice : d’abord une analyse à partir de mes observations, puis une proposition de dispositif pour constituer le terrain, et enfin des éléments de méthodologie.

Je positionne les réseaux parentalité « au cœur d’une série d’enjeux liés aux logiques de territorialisation », « à la croisée des référentiels nationaux et des problématiques locales ». « Ces réseaux rassemblent des professionnels issus d’associations ou d’institutions qui, par leur implication et le travail en commun, participent à la définition du problème public de parentalité et à la mise en œuvre d’actions ». Leur potentiel réside donc dans leur capacité « à produire une action publique locale qui participe de la dynamique des territoires ». De plus, « les réseaux parentalité viennent actualiser la question démocratique fondamentale de la place des citoyens dans les dispositifs : quelle place donner aux parents dans les réseaux parentalité ? Comment leur attribuer une place ? Pour quelle finalité ? ».

Je propose de poursuivre le travail initié sur le réseau dans lequel j’intervenais dans le cadre du Master 2, puis de proposer à deux autres réseaux de pouvoir s’engager, selon des modalités à définir à partir de leur réalité locale, dans une expérimentation pour mettre en œuvre la participation des parents « appelée des vœux de tous et jamais mise en œuvre » : constituer des collectifs de parents pour permettre l’expression de « leurs préoccupations et ensuite porter leur expertise à la connaissance du réseau ».

Enfin, je mets en avant une logique de recherche-action pour produire à la fois une méthode, de la connaissance et de l’opérationnalité en coopération avec les acteurs.

C’est la première fois, bien avant la formulation de mon projet de thèse pour l’école doctorale, et alors même que je suis dans le moment d’écriture du mémoire de M2, que je me trouve en situation d’expliciter la façon dont je conçois mon objet de recherche et ma posture de chercheur. Cela correspond aussi à une première tentative d’articulation entre les objets sur lesquels je veux travailler et ce que je perçois des intérêts d’une organisation.

13 janvier 2015 : Début du moment de négociation avec le terrain : l’association et son environnement institutionnel.

Réponse de la directrice expliquant qu’elle a transmis mon courrier au CA de l’association mais également à leur « partenaire » Caf (Caisse d’allocations familiales) « afin qu’ils étudient la possibilité de t’intégrer au service d’animation cette année ». Cette question doit être soumise au comité de pilotage qui donne ses orientations annuelles au service et qui doit avoir lieu en février.

Je comprends que l’association est favorable mais ne peut pas statuer seule sur mon intégration dans ses activités. Elle doit négocier cette intégration avec l’ensemble des financeurs réunis au sein de ce comité de pilotage. Or ce comité est en fait une émanation du Comité Départemental de Soutien à la Parentalité (CDSP), instance de gouvernance des politiques publiques de parentalité à l’échelle du département qui rassemble différentes institutions (Caf, MSA (Mutualité Sociale Agricole), DDCS (Direction Départementale de la Cohésion sociale), Éducation Nationale, Conseil Départemental).

Dans la négociation du terrain, cette réponse de la directrice me montre que la manière dont je formule le problème (permettre aux parents de se constituer en collectif pour participer à la définition du problème public) est reçue favorablement et me conforte dans l’idée qu’avancer dans mon projet de recherche en ces termes est possible dans ce cadre-là.

Cette première étape est en fait le début d’une longue série de procrastinations institutionnelles au cours de laquelle mon impatience va se confronter à la durée, à l’inertie, à la temporalité institutionnelle, alors même que l’enjeu de cette réponse est prépondérant pour moi et pour ma famille.

Mai 2015 : Quitter mon métier d’éducateur pour ouvrir les possibles de la recherche.

Annonce à mon employeur d’alors de mon projet de démission de ma fonction d’éducateur spécialisé en prévention spécialisée et mise en place d’une procédure de rupture conventionnelle qui prendra effet début juillet.

Mon entourage (amis, parents, collègues) se montrent quasi-unanimement inquiets de cette décision. Mon futur directeur de thèse également, craignant que je me fragilise personnellement dans ce choix et que cette précarité économique ne soit un empêchement à la finalisation de la thèse, dans le cas où la Cifre ne serait pas acceptée.

Cette phase est difficile à vivre. Ces craintes résonnent en inquiétude ; ce qui se formule à moi de manière simple, évidente et qui me met en dynamique, me stimule, semble représenter par contraste, aux yeux de ceux qui me sont chers, un péril probable. Je doute parfois de ma clairvoyance dans la situation et j’ai peur d’être aveuglé par l’enthousiasme et trop peu mesuré ou « responsable ». Heureusement ma femme paraît aussi folle que moi et maintient sa position qui me rassure : c’est faisable.

La directrice de l’association que j’ai contactée pour mettre en place la Cifre me rappelle pour me demander si je souhaite effectuer quelques heures de travail en plus de mon intervention d’éducateur de rue. Or je lui avais communiqué mon projet de quitter mes fonctions d’éducateur, de passer à autre chose ; mais elle semble ne pas l’avoir entendues. Elle est surprise et m’indique que cela modifie la manière dont elle envisage la demande que je lui ai faite.

Je me rends alors compte que poser cet acte de démission produit un effet dans le regard de ceux avec qui je négocie mon terrain de recherche : quitter mes fonctions et mon métier d’éducateur c’est signifier ma détermination et ma disponibilité pour la recherche.

Juillet 2015 : 2ème formulation de mon projet de recherche : articulation avec les politiques publiques menées par la Caf.

Depuis le 13 janvier, je sollicite régulièrement la directrice qui me donne toujours la même réponse : le comité de pilotage, qui doit valider l’inscription de ma recherche au sein du service d’animation départemental, ne s’est toujours pas réuni ; la rencontre a été repoussée.

Je sollicite donc un entretien auprès de l’adjoint au directeur de l’action sociale de la Caf, avec un double objectif : porter directement à sa connaissance mon projet de recherche et faire la promotion de ma candidature Cifre, qu’il pourra ainsi défendre plus aisément, s’il y est favorable, puisqu’il est membre du comité de pilotage ; l’inviter à faire partie de mon jury de Master 2, au titre de membre professionnel du jury, d’expert de la question traitée.

Pour préparer cet entretien, je synthétise les éléments essentiels de la dernière Convention d’Objectifs et de Gestion (COG) qui fixe les grandes orientations données par l’État et la Cnaf (Caisse Nationale des Allocations Familiales) pour les trois années à venir. J’articule mes propositions à ces grandes orientations. L’accueil est très favorable. Mon interlocuteur a été informé par la directrice et semble déjà convaincu. Il fait partie d’une génération de cadres en train de partir à la retraite, « issus du terrain » par opposition à ceux que certains agents de la Caf voient nouvellement embauchés et qu’ils qualifient de « cols blancs – chaussures pointues », sortis directement des grandes écoles. Il est resté proche des réalités rencontrées par les opérateurs et clairvoyant concernant les contradictions auxquelles ils sont soumis. Il n’aurait pas soutenu une recherche « théorique » mais se montre favorable à une recherche « action » articulée à l’intervention sociale. Reste à attendre le comité de pilotage.

Pour ce deuxième exercice de formulation de mon projet de recherche je me sens plus à l’aise ; le support de la COG, norme de référence pour le champ, s’avère être propice à construire une argumentation à partir de l’orientation des politiques publiques.

Ce temps d’échange constitue une forme a minima de dispositif de mise à l’épreuve : soumettre ainsi une proposition de travail, confronter la manière dont je perçois les politiques publiques de parentalité permet de l’éprouver au regard d’un représentant de la Caf qui a justement la charge de faire le lien entre les grandes orientations nationales et les dispositifs opérationnels. Alors que j’ai parfois l’impression d’interpréter ces politiques publiques dans un sens spécifique, d’en faire une lecture orientée pour agir la construction d’espaces de coopération, l’accueil favorable que trouve mon propos me permet de valider cette approche.

Mon interlocuteur accepte la proposition de faire partie de mon jury de Master.

Juillet 2015 : Être inscrit en même temps comme doctorant à l’université et comme demandeur d’emploi.

Je m’inscris à Pôle Emploi. Les renseignements quant au droit à percevoir une allocation chômage tout en étant inscrit en tant que doctorant à l’université sont difficiles à obtenir. Manifestement il n’existe pas de texte qui l’interdise, mais l’usage fait que certains conseillers Pôle Emploi le refusent. La rencontre avec le conseiller constitue donc un enjeu déterminant.

Je ne parviens pas à obtenir de réponse définitive : il faut monter un dossier de demande d’allocation et attendre que Pôle Emploi statue.

Cette configuration reste une possibilité qui fait miroiter une liberté de mouvement pour orienter la recherche mais promet une foule de complications administratives.

30 juillet 2015 : Proposition d’embauche – 1er cadre pour l’intégration de la recherche de doctorat dans l’activité de l’association.

Je suis reçu, en urgence, par les deux directrices de l’association. Le comité de pilotage ne s’est pas réuni, par conséquent elles ont dû traiter directement avec leurs interlocuteurs de la Caf. Ces derniers ont accordé un financement du poste de doctorant mais seulement pour une portion de la part qui incombe à l’entreprise dans le cadre de la Cifre (l’ANRT finance le 5ème du salaire du doctorant quand la structure qui l’accueille n’ouvre pas droit au Crédit Impôt Recherche).

À cette information s’ajoute un nouvel élément qui leur permet de me faire une proposition : une de leurs salariés qui occupait un emploi à mi-temps dans le service d’animation départementale vient de partir. Elles me proposent donc d’occuper ce poste à partir du 1er septembre et d’être salarié à temps plein pour réaliser ma thèse, dans l’attente de pouvoir signer la Cifre. Si j’accepte, j’aurais donc la charge d’assumer la fonction d’animation du réseau départemental avec une autre personne également à mi-temps, ce qui implique une fonction de représentation de l’association importante en lien avec les institutions présentes au comité de pilotage. L’autre mi-temps pourra être consacré à la partie théorique de la recherche. Je serais donc payé à temps plein (sur la base d’un salaire minimum fixé par l’ANRT mais qu’elles proposent d’excéder légèrement). D’après les échanges qu’elles ont pu avoir avec l’ANRT, ces conditions de réalisation de la thèse correspondent aux critères qui permettent d’ouvrir droit à la Cifre. Elles se montrent inquiètes de savoir si je vais accepter.

Je suis à la fois heureux de cette proposition et du fait que la perspective d’une Cifre se concrétise, et en même temps inquiet au regard de la charge de travail décrite dans le poste d’animation du réseau départemental dont je crains qu’elle ne me bride dans les terrains que je souhaite ouvrir, dans les initiatives que je souhaite prendre. Depuis plusieurs semaines, constatant l’absence de réponse du comité de pilotage, j’avais envisagé l’éventualité d’une thèse menée hors structure support, et cette hypothèse, même si elle impliquait de grandes complications financières et administratives (notamment avec le Pôle Emploi) me séduisait par la liberté qu’elle devait me permettre.

En même temps, l’activité liée à la fonction d’animation du réseau départemental doit me permettre de développer un terrain très favorable pour explorer mes objets de recherche et m’offre l’opportunité d’un ancrage professionnel.

J’accepte donc, tout en évoquant la nécessité d’élaborer ensemble l’articulation entre la recherche et la mission d’animation.

3 septembre 2015 : 1er jour de travail dans l’association – Premières questions : où caser la recherche ? Sur quoi la recherche doit-elle porter ?

Lors de la première réunion de coordination au sein du service d’animation, un certain nombre de questions se posent rapidement, qui ont trait à l’articulation entre ma recherche et la fonction d’animation du réseau. Pour exemple, est évoqué le fait que l’association ne fonctionne pas le dimanche : comment conjuguer une démarche de recherche qui me conduirait à rencontrer un collectif de parents mettant en place une action le dimanche avec les règles de fonctionnement de l’association ? Comment conjuguer l’action du service qui est très tournée vers les institutions et ma démarche tournée vers les parents ?

La « case » recherche n’existe pas dans l’organisation. Il n’y a pas de modèle pour la penser. Chacun s’est engagé dans cette construction avec des manières de se la représenter différentes. Un des enjeux pour moi est donc de négocier cette case, de construire ma place et mon activité.

Ces premiers temps sont également pour moi une confrontation des cultures : les codes de communication utilisés dans cette association (tant sur le plan verbal que non verbal) paraissent radicalement opposés à ceux que j’ai connu dans le monde de la prévention spécialisée : le cadre est feutré (les bureaux de l’association, implantés au sein d’une zone commerciale, ont la particularité d’avoir le sol moquetté), les salariés s’expriment tous sur un ton toujours calme, utilisent un vocabulaire policé, presque à voix basse et construisent leur propos tout en périphrase là où mes anciens collègues avaient un langage direct, souvent brusque, usant de la provocation ou du conflit comme mode de communication élémentaire.

Ces premières observations posent en premier lieu la question du conflit dans l’organisation : alors que les codes professionnels en usage dans l’association de prévention spécialisée surjouaient le conflit au risque d’une forme de violence pour les personnes, le contraste amène à s’interroger sur la manière dont le conflit peut se jouer dans cette nouvelle organisation, sur la possibilité même d’existence d’une scène pour le conflit.

Sur un autre plan, apparaît le fait que mon regard se porte sur ce qui l’entoure immédiatement. Alors que mon objet de recherche se situe, a priori, à l’extérieur de l’organisation, à l’échelle des réseaux parentalité sur les territoires, je ne peux pas ne pas observer la manière dont mes collègues parlent des parents, dont l’organisation pense la place des parents dans son fonctionnement, ou encore l’identité du service telle qu’elle est établie en interne et perçue par les acteurs du champ, le type de rapports sociaux construits avec eux, les outils mis en place, etc. Ce qui crée en moi une tension, pour au moins deux raisons : tension entre ce que j’observe et ce à quoi on s’attend que j’observe ; tension aussi du fait d’une triple activité permanente, à la fois en intervention pour l’activité du service, en observation pour la recherche, en réflexivité pour la thèse.

Récemment à l’automne 2016, le commentaire avisé de mon ostéopathe m’a étrangement renseigné sur ce point : suite à une violente crise de hoquet qui avait duré plusieurs jours et que seul une consultation aux urgences de l’hôpital avait réussi à calmer, lui qui ne connaissait rien à ces réflexions, a résumé la chose ainsi : « chez toi tout se bloque d’un coup pour maintenir une unité et éviter la dissociation ». Je suis resté muet, interloqué face à cette interprétation qui a continué à résonner des heures durant. Il faudra sans aucun doute poursuivre le travail réflexif à partir de ce motif de la dissociation4 à l’œuvre dans la posture du chercheur.

4 septembre 2015 : Rencontre directeur de thèse et association – articuler recherche et intervention.

Cette rencontre qui réuni la direction de l’association, ma collègue du service et mon directeur de thèse est un moment important. Elle est très attendue par la direction qui attend un soutien pour la mise en place de la Cifre. Elle constitue une étape importante dans la manière de penser ma place dans l’équipe et dans la structure, dans la manière de penser l’articulation entre intervention au sein du service, entre terrain et « recherche ».

Propriété intellectuelle.

La directrice administrative et financière pose la question de la propriété intellectuelle de la recherche : à qui la thèse appartiendra-t-elle une fois écrite ? Nous verrons que cette question qui peut paraître incongrue, se pose en fait avec acuité dans le cadre de la Cifre.

Un temps pour la recherche – un temps pour l’intervention.

La question se pose également de la répartition des temps pour chacune de mes activités.

Ma collègue exprime sa vision : selon elle, si je dois mener des entretiens pour ma recherche, je dois le faire sur le temps « recherche » et non sur le temps de l’activité du service. Je défends alors l’idée, en référence avec ce qui avait été conclu lors de mon embauche, que l’intervention doit correspondre à la partie « terrain » de ma recherche ; des entretiens doivent donc y trouver leur place. La partie identifiée « recherche » doit permettre une recherche documentaire, des lectures et une activité d’écriture. Je tente également de dire mon intuition d’une grande imbrication entre les deux activités, même si je reconnais la nécessité de les distinguer dans l’organisation (ce point apparaîtra de manière récurrente tout au long de l’année, au travers de points de fonctionnement divers, et fera l’objet d’une négociation informelle permanente).

La directrice technique propose le titre d’ « Animateur – Chercheur » pour désigner ma fonction. Je suis surpris de cette idée. Je vois mon directeur de thèse ravi et je comprends qu’elle permet de faire exister en même temps les deux dimensions – recherche et intervention, incarnées dans une fonction et validées institutionnellement. Cette désignation a par conséquent été inscrite dans mon contrat de travail et apparaît sur ma carte professionnelle.

Du 2 décembre 2015 au 3 février 2016 : Constitution du dossier pour l’octroi de la Cifre – Projet de recherche et Projet de développement de l’entreprise.

2 mois, c’est le temps nécessaire à la constitution du dossier demandé par l’ANRT5.

Plusieurs rencontres avec la directrice administrative et financière avec qui je gère le dossier ont permis de s’accorder sur les pièces à fournir et la manière dont nous allions nous y prendre.

Durant quatre semaines je travaille à réunir les différentes pièces administratives et à élaborer, en parallèle, différents documents : la présentation du projet de recherche, la présentation de « l’entreprise », la présentation du laboratoire et mon CV. L’enjeu principal dans la composition de ces documents est de faire apparaître les liens et les articulations entre les différents lieux et les différents projets, montrer ce qui fait sens dans ces articulations : entre mon projet de recherche et celui du laboratoire, entre mon CV et mon projet de recherche, mais surtout entre mon projet de recherche et celui de l’association, entre mon activité de recherche et l’activité du service. L’éligibilité à la Cifre est conditionnée à cette articulation : « L’employeur n’est éligible que si le sujet de recherche s’inscrit nettement dans son objet et son développement »6.

La Cifre : une logique issue du monde de l’entreprise et de l’industrie.

Le schéma à partir duquel la Cifre a été conçue est celui de l’industrie et de l’entreprise (les sigles donnent une première indication puisque « T » dans ANRT désignant « technologie » et le « I » de Cifre « industrielle ») ; mais plus j’avance dans la constitution du dossier, plus je prends la mesure du poids de ce modèle dans les attentes et la grille de lecture de l’ANRT, dans le référentiel mobilisé pour se prononcer sur l’éligibilité du dossier et sa valeur scientifique. Il va donc falloir que j’opère une traduction entre deux logiques différentes.

La logique de la Cifre pourrait se résumer ainsi : une entreprise dotée d’un service « recherche et développement » embauche un doctorant et lui passe commande pour la réalisation d’une recherche sur trois ans, en contrepartie de quoi elle s’engage à le rémunérer et l’accompagner dans sa formation doctorale par l’entremise d’un responsable scientifique salarié de l’entreprise.

La structure embauche le doctorant pour «lui confier une mission de recherche s’inscrivant dans sa stratégie de recherche et développement et qui servira de support à la préparation d’une thèse de doctorat »7. Le contrat de travail dressé par l’employeur doit stipuler « que la mission confiée au salarié – doctorant porte essentiellement sur le projet de recherche faisant l’objet de la Cifre »8. L’entreprise doit désigner « un tuteur scientifique » chargé de « l’encadrement du doctorant » qui « assure le suivi sur les plans scientifique et technique »9. Ainsi l’employeur « s’engage à ce que le doctorant consacre son activité à la préparation de la thèse » et lui permet « d’assister aux formations dispensées par son école doctorale et l’ANRT ».

Il s’agit donc de formuler un projet de recherche qui traduise ce modèle de pensée dans la réalité d’une association, et faire apparaître une commande de recherche adressée par l’association pour contribuer au développement d’un de ses services pour lequel elle est mandatée par un ensemble d’institutions dans le cadre d’une politique publique.

Ainsi, avant de pouvoir formuler le projet de recherche il me faut en priorité accéder à une compréhension globale de l’activité du service et pouvoir situer, à partir de cet existant, le projet de développement souhaité par l’association qui constituera la commande de recherche.

Comprendre les missions et l’activité du service.

Pour ce faire je dispose de différentes sources : les récits et témoignages de mes collègues ; les documents et outils produits par le service (dont un outil « Tableau de bord » qui constitue la référence pour à la fois penser la mission et les objets de travail, consigner l’activité au fil de l’année et rendre des comptes au commanditaire) ; les documents législatifs de référence pour le service (essentiellement la charte REAAP) ; le document de contractualisation entre la Caf et le service, intitulé « Cahier des charges de la mission d’animation parentalité définissant le mandat confié par le Comité Départemental ».

La mission confiée au service : le cahier des charges.

Pour comprendre la nature de la commande formulée par les institutions, je prends appui sur le cahier des charges fixé par le comité de pilotage. Ce dernier se résume à trois pages dans lesquelles se mélangent, sans hiérarchie, des principes, des valeurs, des commandes opérationnelles ; cette écriture confuse le rend difficile à interpréter. Pour repérer ce qu’il peut recouvrir je me trouve donc dans l’obligation de le reformuler. Je m’attache à identifier les différents niveaux, à hiérarchiser les éléments présents (finalités, objectifs stratégiques, objectifs opérationnels, résultats attendus).

Je découvre alors un élément qui me semble majeur parce qu’il vient éclairer le type de rapport que le service a construit avec les commanditaires, et surtout la Caf, à partir de la commande. Je me rends compte que, dans la manière de mettre en application le cahier des charges, de le traduire en actes, une dimension essentielle a disparu : l’action de « conseil au Comité Départemental de Soutien à la Parentalité (CDSP) pour prioriser les choix d’orientation de sa politique« . Or cette mention est la seule dans tout le cahier des charges qui positionne le service dans une action en direction du CDSP ; toutes les autres positionnent le service dans une action en direction des opérateurs du soutien à la parentalité.

L’omission de cette action de « conseil », en appui au CDSP, pour que ce dernier puisse déterminer ses orientations et sa politique, annule donc la capacité du service de faire remonter les constats ou observations des opérateurs, ou encore de proposer des orientations qui se formuleraient à partir de leur réalité propre ; en cela, c’est une capacité collective qui se trouve entravée.

Du point de vue de l’analyse du positionnement du service, cela a pour effet de l’empêcher de se positionner en intermédiation, dans une position « entre plusieurs ». Une telle façon de concevoir sa position pourrait constituer un choix politique fort : en prenant appui sur la commande, le service pourrait avoir comme finalités de faire apparaître et mettre en débat les intérêts et les réalités de chacun des acteurs.

Suite à ce travail, je fais le choix de proposer aux collègues de remettre cette dimension de conseil au cœur des axes de travail et de la mission du service.

L’activité du service.

Pour observer la manière dont le cahier des charges a été traduit, interprété, je me saisis de l’outil « Tableau de bord ».

Or, je constate que l’activité est uniquement appréhendée sur un mode descriptif ; le tableau de bord mis en place pour suivre l’activité et en faire état aux commanditaires fait apparaître différents chapitres (animation du dispositif auprès des acteurs du soutien à la parentalité et sur l’ensemble des territoires, appui aux opérateurs et pilotage de l’action) en dressant, pour chacun, la liste des actes accomplis durant l’année, les personnes rencontrées, les dates auxquelles les rencontres ont eu lieu, etc.

À la lecture de cette liste, il m’est impossible de saisir de manière globale les objectifs et les objets de travail du service.

Je suis donc amené, dans la même logique que celle que j’ai adopté pour le « Cahier des charges », à regrouper les différents actes réalisés en cherchant à les mettre en regard avec les missions.

Ce travail de synthèse prend la forme d’un tableau que j’intitule « Arbre des objectifs ». Outre le fait qu’il fait apparaître plus clairement les attendus du commanditaire institutionnel, le principal effet qu’il produit est d’obliger à interpréter, à traduire et à reformuler à partir du lieu du service et des valeurs de l’association l’ensemble des objectifs et des effets attendus de l’action.

Des supports pour une confrontation des visions et une élaboration collective.

J’élabore donc une reformulation du cahier des charges à travers le tableau « Arbre des objectifs » et du Tableau de bord, que je soumets à mes collègues lors d’une réunion du service (direction et animatrices du service). La proposition constitue une base pour élaborer ensemble et confronter les visions de chacun concernant la mission du service, le rôle à jouer et le système de référence pour orienter l’action.

L’accueil est favorable même si mes collègues expriment qu’il n’est pas facile de voir les anciens outils remodelés, que la déconstruction est par moment vécue avec une forme de violence.

Cet échange permet la prise de parole de la directrice qui fait le lien avec « les principes et les valeurs de l’association » pour affirmer un point de vue singulier, une prise de position. À cet endroit-là, j’ai l’impression qu’une inversion se produit concernant la posture occupée jusqu’alors : au lieu de chercher à coller aux termes de la commande, une interprétation en singularité est devenue possible, et par-là, à une échelle micro, l’avènement d’une parole politique.

La reformulation du cahier des charges est validée ; celle du tableau de bord fonctionne mal et ne répond pas aux besoins du service, elle est donc mise en attente pour un travail ultérieur.

C’est finalement le projet du service qui est discuté à ce moment-là.

Nous concluons à l’inscription de trois axes transversaux qui rassemblent la totalité des activités du service et que nous dénommons « démarches » :

  • une démarche diagnostique : consistant à repérer et localiser les opérateurs du soutien à la parentalité et les actions mises en œuvre, pour chaque territoire, en les reliant aux 12 réseaux existants, mais également à recenser les besoins non couverts et les ressources des territoires,
  • une démarche formative : qui se traduit dans l’appui individuel aux opérateurs et dans l’animation des réseaux (mise en place de dispositifs pour favoriser les échanges de pratiques entre pairs, l’autoformation),
  • une démarche projet : elle a pour but d’intégrer trois niveaux différents (une logique réflexive du service sur son activité et une mise en cohérence des objectifs et des modalités d’intervention ; l’accompagnement des réseaux dans la mise en place de projets ; la construction de projets par le service lui-même) et place l’organisation d’une journée départementale (réunissant les acteurs du soutien à la parentalité du département autour d’un thème) comme point d’orgue de cette dynamique.

Une fois ces éléments validés collectivement, je peux poursuivre l’écriture de mon projet de recherche.

Projet de développement du service confié au doctorant.

Le projet de développement apparaît donc comme une mission de développement pour le service d’animation départementale confiée par l’association, et se formalise autour de trois pôles :

  • Situer l’intervention du service au carrefour des intérêts et des attentes de ses différents interlocuteurs (Institutions, opérateurs, parents) en analysant les différents enjeux, dans une logique d’intermédiation, à partir de l’analyse des politiques publiques de parentalité et de la commande émise par le Comité Départemental de Soutien à la Parentalité (CDSP).
  • Accompagner le développement du service d’animation en structurant une offre de service qui prenne en compte ces différentes données et qui intègre l’objectif central de participation des parents, à partir d’une élaboration critique des questions de participation.
  • Intervenir dans les réseaux parentalité locaux, pour expérimenter des espaces de collaboration dans le but de permettre aux parents et aux élus de prendre place aux côté des professionnels, de prendre part et de contribuer à la construction conjointe du problème public de parentalité et des actions à mettre en œuvre.

Articulation entre le projet de développement et le projet de recherche.

Construire cette articulation consiste à établir une correspondance entre les trois démarches du service et l’activité de recherche :

  • À la démarche diagnostique je fais correspondre une observation et une sociologie des réseaux. En m’appuyant sur l’approche théorique des Systèmes locaux d’action publique développée par Patricia Loncle10 je propose d’analyser les politiques publiques de parentalité qui se construisent localement, de manière située, à partir des différents facteurs propres aux territoires et aux acteurs (histoire du territoire, représentations du problème public construites par les acteurs) .
  • À la démarche formative, j’articule un travail d’observation des représentations en présence, au sens des représentations collectives, et du sens que chacun des acteurs attribue à son activité dans le réseau : sa vision des parents, de la possibilité ou non d’une coopération entre parents et professionnels, de sa marge d’action.
  • À la démarche projet, j’articule la logique d’expérimentation au cœur de la recherche-action. La démarche projet du service est pour la recherche, le motif institutionnel qui permet d’expérimenter de nouvelles configurations de coopération entre parents, professionnels et élus et de mettre sur l’ouvrage la question de la place des premiers concernés dans l’élaboration de la politique publique.

Ce moment de construction du projet de recherche dans le cadre d’une demande de convention Cifre a donc été un processus long, mais qui illustre avec force l’effet de l’implication du chercheur en recherche-action ou recherche-expérimentation : le travail d’élaboration des hypothèses et du projet de recherche ont un effet de transformation de l’activité que la recherche veut observer.

Le 29 décembre 2015, je suis en mesure de présenter aux directrices les deux documents finalisés (présentation du projet de recherche et présentation de l’entreprise) qui sont validés.

3 février 2016 : envoi du dossier complet à l’ANRT.

29 mars 2016 : Rapport de l’expert scientifique.

Ce moment prend place dans la procédure d’examen de la demande de Cifre.

L’ANRT transmet l’appréciation de l’expert en charge de « l’évaluation scientifique de la demande de Cifre » et demande que l’on y apporte une réponse.

Ce dernier (dont je ne connais pas l’identité) ne demande pas explicitement de complément d’argumentation, mais souligne plusieurs points jugés insuffisants dans l’écriture du projet de recherche : « Le cadre théorique (approche sociologie des réseaux locaux, approche cognitive) suppose une description plus fine » ; « l’articulation entre les données d’étude (données du journal de thèse, entretiens semi-directifs) mérite d’être énoncée ainsi que la contribution de chaque recueil aux analyses envisagées. Notons que le recueil porte sur des données de discours et non des données se rapportant à la signification et au sens attribués par les acteurs à leurs activités au sein des réseaux de parentalité » ; « La posture du chercheur impliqué dans la recherche-action nécessite également d’être problématisée au regard des relations avec les participants de l’étude, particulièrement les parents et les professionnels des réseaux de parentalité étudiés »11.

Je suis surpris par ces commentaires ; il me semble que les 18 pages de présentation du projet de recherche déjà envoyées correspondent aux attentes de l’ANRT et que certains points relevés ont déjà été traités.

Mais mon directeur de thèse me rassure sur la démarche : dès lors qu’un expert est mandaté par une institution pour donner un avis, il est normal qu’il le donne ; il le fait nécessairement en repérant ce qui convient et ce qui ne convient pas. La désignation d’un expert produit automatiquement un jeu d’aller-retour, de commentaires-réponses. Selon mon directeur de thèse l’évaluation est bonne et cet exercice doit être considéré non comme une « contrainte bureaucratique » (sur le moment c’est bel et bien comme cela qu’il m’apparaît !) mais comme « une « épreuve » de recherche très classique (…) un exercice formateur et complètement partie prenante du parcours »12.

Passé le premier temps de surprise puis d’agacement, je m’attache donc à produire une réponse dont la structure prenne en compte chacun des points énoncés. Cela me permet de préciser le cadre théorique général de la recherche-action et la posture singulière du chercheur, les différents modes de recueil de données (entretiens, observation participante et journal de thèse) puis l’expérimentation à l’œuvre dans la constitution de nouvelles configurations locales (réseau locaux) qui cherchent à transformer les rapports existants entre les acteurs.

La réponse à l’avis de l’expert est envoyée le 1er mai 2016 à l’ANRT.

24 mai 2016 : Expertise socio-économique – Délégué Régional de l’ANRT – Tuteur scientifique.

La directrice de l’association est contactée par le Délégué Régional à la Recherche et la Technologie (DDRT) de l’ANRT pour une évaluation administrative du dossier ; il doit effectuer une expertise socio-économique qui a pour but, en parallèle de l’expertise scientifique, d’évaluer la capacité de l’association à accueillir le doctorant et de contrôler la mise en place du tuteur scientifique au sein de la structure.

La désignation d’un tuteur scientifique est une des conditions d’octroi de la Cifre. En ce qui me concerne, c’est un membre du conseil d’administration et membre du conseil scientifique nouvellement créé, professeur en psychologie développementale à l’université, qui est désigné. Il est contacté par le délégué régional qui demande des informations concernant ses compétences scientifiques et ses « titres ». De son côté le référent scientifique tente de comprendre ce que recouvre sa fonction, ce qui est attendu comme contribution. De l’aveu du délégué régional, aucun texte n’a été formalisé pour décrire ce qui relève de cette fonction, et pour l’heure sa présence est une garantie d’encadrement scientifique pour l’ANRT.

Dans les textes fournis par l’ANRT, le « tuteur scientifique » apparaît dans le chapitre traitant de la « formation doctorale ». Il est celui « sous l’autorité » duquel le travail de recherche est réalisé ; il en « assure pour l’employeur le suivi sur les plans scientifique et technique ». C’est au titre de la formation doctorale que le « tuteur scientifique, désigné par l’employeur », et le « directeur de thèse, désigné par le directeur du laboratoire de recherche »13 encadrent le doctorant. Les deux parties doivent se rencontrer au moins une fois par an. Le tuteur scientifique est nommé dans le contrat de collaboration ; il signe le « rapport d’activité intermédiaire » chaque année et le « rapport d’évaluation finale »14.

Ce qui conduit le référent scientifique à conclure qu’il ne sert à rien. D’autant qu’il lui semble crucial pour le doctorant de ne pas multiplier les références et les regards sur les travaux en cours, et donc de ne pas intervenir sur les travaux du doctorant. Mais il accepte de bon cœur de figurer parmi les protagonistes de la convention et de pouvoir être ressource pour interroger le cadre méthodologique.

À l’occasion de la 2ème rencontre annuelle, Pascal Nicolas-Le Strat lui propose de faire partie des membres du jury de thèse au titre de personnalité qualifiée.

L’expertise socio-économique du délégué régional est donc réalisée en deux appels téléphoniques ; ce dernier assure que le dossier est en bonne voix.

27 juin 2016 : Aucune avancée du dossier. Inquiétudes.

Sans nouvelle de l’avancée de la procédure, je contacte l’ANRT. La personne en charge de l’administration de mon dossier a changé récemment ; sa remplaçante ne peut pas prendre mon appel, c’est donc une autre personne qui me répond. Elle s’étonne du fait que mon dossier est déjà « ancien », et m’explique que l’expert scientifique étant bénévole, les délais de retour de l’expertise sont longs. Il faut que les deux expertises (scientifique et socio-économique) soient réunies pour que le dossier puisse passer en commission, cette commission étant réunie une fois par mois. Soit possiblement mi-juillet concernant mon dossier.

L’association commence à manifester des signes d’inquiétude. Elle s’est engagée dans mon embauche et accepte depuis septembre 2015 de fonctionner sur le modèle proposé par la Cifre en me salariant à temps plein pour un mi-temps d’intervention-terrain sans aucune subvention. Mais si le projet devait ne pas être éligible, tout risquerait d’être remis en cause.

5 août 2016 : Commission de sélection.

Pendant les vacances, la directrice m’envoie un message (nous nous étions mis d’accord sur le fait qu’elle me tenait au courant de l’avancée du dossier) m’indiquant que le dossier n’est pas passé à la commission de juillet ; l’expert scientifique a tardé. Il devrait normalement passer en septembre.

26 septembre 2016 : Validation de l’éligibilité du dossier à la Cifre par la commission de sélection – Lassitude de l’association.

Les directrices m’annoncent, au hasard d’un couloir, sans grand enthousiasme, que l’ARNT a annoncé la validation de la demande de Cifre ; à la fois heureux de cette nouvelle tant attendue et surpris par la manière dont elle est annoncée, je tente de me réjouir et de repositionner cette nouvelle comme un élément essentiel dans l’avancée de notre travail, tout en essayant de comprendre la raison de cette absence de contentement de leur part. Peu d’éléments de compréhension finalement, excepté le fait que cette validation engage à produire d’autres documents (dont la rédaction d’un « Contrat de collaboration » entre l’entreprise et le laboratoire) et donc représente une charge administrative supplémentaire.

L’absence de satisfaction qui m’étonne semble être le signe de deux éléments. D’abord une fatigue, une usure à voir l’instruction de ce dossier ne pas aboutir, franchir lentement de nouvelles étapes pour ne laisser entrevoir que d’autres étapes encore.

Il me semble que le commentaire des directrices laisse également transparaître le fait que cette convention dont nous attendions qu’elle constitue un guide, un cadre pour situer ma place dans le service, ne semble pas donner de réponse sur ce plan et finalement, même une fois signée, n’apportera pas de nouvel élément à ce que nous avons déjà mis en place.

10 novembre 2016 : La dimension administrative de la Cifre : des aspects éloignés de la recherche mais essentiels pour le construction du terrainConjuguer durée légale du contrat de travail et durée de la Cifre

La convention Cifre renseignée par l’employeur doit être expédiée en urgence, assortie des pièces demandées, notamment le contrat de travail et la déclaration préalable d’embauche, dans l’attente d’un retour signé par l’ANRT qui viendra consacrer la validation définitive.

Entretien avec la directrice administrative.

Parmi les contraintes que l’on doit concilier dans le cadre de la Cifre, se trouvent les questions de durée.

La situation semble paradoxale.

La durée de la Cifre est au plus de 36 mois selon le texte notifiant les conditions d’octroi15.

La durée du contrat de travail, s’il est à durée déterminée, ne peut être « inférieure à la durée de la Cifre »16. Le code du travail accorde, pour les « bénéficiaires d’une aide financière individuelle à la formation par la recherche »17, la possibilité de signer un contrat d’une durée supérieure à la durée habituelle d’un CDD mais qui « ne peut être supérieure à celle de la période donnant lieu au bénéfice de l’aide financière »18. Par conséquent, et en vertu de mes vagues souvenirs des cours de mathématiques, il semble possible de postuler qu’une durée de contrat de travail ne pouvant être ni inférieure ni supérieure à la durée de la Cifre, doit nécessairement lui être égale. La durée du contrat de travail est donc égale à la durée de la Cifre.

Or la commission de sélection, lorsqu’elle a délibéré, a donné un accord pour que la convention soit effective du 1er octobre 2016 au 1er octobre 2019, alors que la date de mon contrat de travail est établie du 3 septembre 2015 au 3 septembre 2018.

Par conséquent, lorsque le doctorant est embauché antérieurement à la date de début de la convention, comme le préconise d’ailleurs l’ANRT19 et comme cela s’est produit dans ma situation, il paraît impossible de faire coïncider les deux.

Concrètement, dans une telle configuration, mon contrat de travail se terminerait un an avant la fin de la Cifre et donc un an avant la fin de la période durant laquelle l’association percevrait la subvention …

C’est le retour de la convention par l’ANRT qui nous indiquera si cette option est validée ou non.

9 décembre 2016 : 2e Rencontre entre directeur de thèse et association – Contrat de collaboration. 1er Bilan d’étape.

Cette rencontre intervient un an et demi après ma prise de poste, dans un contexte où la situation administrative a évolué sans que la convention ne soit pour autant signée. Elle réunit mon directeur de thèse, le tuteur scientifique désigné par l’association, les deux directrices de l’association et moi-même.

Elle est l’occasion de faire le point sur l’année écoulée et de travailler sur le « Contrat de collaboration », autre moment du montage de la Cifre.

Le bilan de l’année est l’occasion pour la directrice d’exprimer la manière dont mes collègues ont vécu ma présence à leur côté. La directrice technique, lors d’une réunion préparatoire la semaine précédente, avait demandé à ma collègue si elle percevait une « plus-value » à travailler avec un salarié-doctorant. La réponse exprimait tout à la fois le bénéfice à voir les dispositifs interrogés, les outils analysés, mais également une sensation de dérangement parfois difficile à vivre, sensation d’être bousculée dans les repères établis ; « la déconstruction est parfois violente ».

Cet échange permet également de recentrer mon travail sur les objets de la recherche en validant les trois sites de problématisation que j’ai identifiés : trois sites qui correspondent à trois territoires distincts où vont se mettre en place des réseaux parentalité, et ce à partir de dynamiques différentes. Les entretiens à mener seront inscrits dans ce cadre-là. La directrice se montre soucieuse de pouvoir m’aider à cibler les objets de travail. C’est, là-encore, l’articulation entre d’un côté l’intervention au titre du service et de l’autre la construction du terrain de la recherche qui est en jeu.

Un autre exemple de la même manière dont cette articulation peut se structurer apparaît au travers de la recherche documentaire : cette activité est nécessaire pour inscrire la recherche que je mène dans le paysage des publications de recherche, et peut concomitamment rejoindre l’activité de « veille documentaire » que le service doit mener dans le cadre de ses missions.

Contrat de collaboration.

Le contrat de collaboration est le dernier document qui doit être fourni à l’ANRT (dans un délai de 6 mois après la signature de la convention), dernière étape pour voir la Cifre enfin validée.

Le contrat de collaboration doit couvrir la durée de la Cifre ; il est donc conclu entre l’employeur et l’université représentée par le laboratoire « à la date d’entrée en vigueur de la Cifre pour une durée de 36 mois ». Mais il peut également « couvrir une période plus large que la durée de la Cifre. Par contre il ne peut être d’une durée inférieure »20.

Notons que le doctorant, tout comme pour la convention elle-même, n’en est pas signataire : les seules instances avec lesquelles il établit un lien juridique sont l’entreprise via le contrat de travail et l’université via l’inscription. On pourrait donc, dans l’absolu, imaginer qu’un contrat de collaboration puisse fixer une commande de recherche et des modalités d’organisation du temps qui échapperaient totalement au doctorant.

Lorsque nous abordons la question du contenu du contrat de collaboration, je crains que se repose la question évoquée par la directrice administrative lors de la première rencontre de ce type, en septembre 2015, à savoir la « propriété de la recherche » et que cette question ne vienne générer une inquiétude du côté de l’association.

J’appréhende cette question car, en préparant la rencontre, je me suis rendu compte que le cadre de la Cifre pose la question de la propriété d’une manière étrange pour les sciences humaines et sociales. Les différents exemples de contrat de collaboration dont nous disposons21, les multiples conseils à prendre en considération pour rédiger ce contrat sont plus source de confusion que d’éclaircissements. Ils ne prennent pas en compte la situation particulière du salarié-doctorant en sciences humaines et paraissent entrer en conflit avec l’obligation de publication posée au doctorant. Ils posent le contrat de collaboration comme l’outil juridique qui doit obligatoirement statuer sur trois points : la confidentialité ; la propriété ; l’exploitation des résultats. Cette démarche étant motivée par une volonté globale de « valorisation de la recherche », terme qui surgit régulièrement sans être défini et sans lien apparent avec les autres.

Il semble essentiel de procéder à un décryptage des référentiels et des traductions de ces référentiels.

Confidentialité – Propriété et exploitation des résultats de la recherche – Le modèle « entreprise/sciences dures » appliqué à la configuration « association/sciences sociales » ?

Lorsque l’on observe la logique des différents textes, on se rend compte que l’origine du trouble est lié au fait que la Cifre est fondamentalement pensée en référence au mode de fonctionnement et de pensée de l’entreprise.

Le contrat de collaboration met à nouveau en exergue la prégnance de ce modèle à travers la référence permanente au brevet. Il est essentiel d’avoir conscience de cet élément pour ne pas risquer, du lieu des sciences sociales, de se perdre dans une multiplication de procédures qui ne seraient arrimées (en l’absence du brevet) à rien, parce que le brevet constitue l’objet à partir duquel la grille de lecture de l’ANRT est construite.

Penser la thèse à partir du brevet, c’est considérer la recherche à partir des résultats obtenus, de leur exploitation et donc de leur propriété, mais aussi en amont, de la confidentialité indispensable à cette exploitation.

La confidentialité.

C’est une dimension qui est déjà présente du fait du lien de subordination entre le doctorant-salarié et l’employeur. Ainsi mon contrat de travail fait apparaître une « Clause de confidentialité » et stipule que le salarié « s’engage à observer la discrétion la plus stricte sur les informations, outils et documents se rapportant aux activités de l’association auxquels il aura accès à l’occasion et dans le cadre de ses fonctions » ; obligation de confidentialité qui « se prolongera après la cessation du contrat de travail ».

L’ANRT préconise de redoubler cette clause du contrat de travail par un article du contrat de collaboration spécifiant que « le salarié-doctorant s’engage à considérer toutes les informations concernant l’entreprise auxquelles il pourra avoir accès (…) du fait de son activité au sein de l’entreprise (…), à ne pas utiliser lesdites informations ou les résultats obtenus dans le cadre de ses recherches (…). Cette disposition vise (…) les publications, communications ou conférences. (…) le salarié doctorant s’engage à obtenir l’accord écrit préalablement à toute communication écrite ou orale touchant à la matière de sa thèse ».

Une autre proposition, issue du modèle fourni par le service de valorisation de la recherche à l’Université, tente d’appréhender la question de la confidentialité en distinguant différentes natures d’informations en fonction de leur source ; ainsi les informations qui devraient être totalement exclues de toute publication et que « chaque partie » devrait s’engager à ne « pas publier ni divulguer » sont uniquement « les informations scientifiques, techniques ou commerciales autres que celles issues de l’Étude ». Ce qui fait apparaître l’idée, qui me paraît incongrue, d’une recherche sociologique qui pourrait se construire sans se nourrir des informations provenant de son environnement, une recherche qui produise des résultats en elle-même sans être issue d’un terrain.

Puis, concernant les informations issues de la thèse, ce modèle renchérit en procédures puisque c’est « Toute publication ou communication d’informations, de résultats ou du savoir-faire issus de l’Étude, par l’une ou l’autre des PARTIES » qui « doit recevoir, pendant la durée du présent contrat et les six (6) mois qui suivent son expiration, l’accord écrit de l’autre PARTIE qui fera connaître sa décision dans un délai maximum de deux (2) mois à compter de la demande », etc. …

Aucune distinction n’est faite entre les cadres des recherches en sciences dites « exactes » et celles en sciences « humaines et sociales ». Les règles de fonctionnement ainsi formulées semblent devoir être appliquées à toutes les configurations dès lors que les « parties » entrent dans dans le cadre de la convention Cifre.

Pourtant le document de référence publié par l’ANRT et écrit par Alain Gallochat, conseiller à la direction de la technologie auprès du ministère de la recherche22, en considérant que « la confidentialité doit être respectée » tant que « les résultats susceptibles d’être brevetés n’ont pas donné lieu au dépôt d’une demande de brevet », fait apparaître clairement le lien entre la confidentialité et l’exploitation des résultats de la recherche, c’est-à-dire le brevet.

La propriété, l’exploitation des résultats.

S’inscrivant dans la logique décrite précédemment, les questions de propriété et d’exploitation des résultats de la recherche sont abordées par le document de référence de l’ANRT dans le but d’anticiper sur le fait que « le contrat [de collaboration] débouche sur des résultats valorisables » et « brevetables ». La propriété des résultats est pensée comme une copropriété entre doctorant et entreprise, cette dernière possédant légalement le « droit au brevet » ainsi que « le bénéfice d’une licence d’exploitation » ; ce qui ne doit pas empêcher le laboratoire d’ « utiliser les résultats issus du programme de recherche pour continuer à mener ses recherches » sans demander « l’autorisation du breveté et encore moins à lui payer quoi que ce soit ».

Que désigne la « valorisation » ?

Le terme de « valorisation » est plus ambigu ; en apparence moins connoté, produisant par lui même un impact positif, il paraît ne pas être référé au lexique de l’entreprise. Il est intégré à l’intitulé du service de l’université qui gère les Cifre : « le service de valorisation de la recherche ». Mais on a vu précédemment qu’il était accolé au terme « brevetable ».

Il cache en fait une politique publique et un ensemble de dispositifs qui s’originent dans la Loi sur l’innovation de 1999 ou Loi Allègre et dont l’ANRT est un des acteurs central. La « valorisation des résultats de la recherche » est inscrite dans le code de la Recherche (article L.112-1) comme un des objectifs de la recherche et dans le code de l’éducation (article L. 123-3) comme une des missions du service public de l’enseignement supérieur (« la diffusion et la valorisation des résultats de la recherche scientifique et technologique »)23.

Le portail internet24 du ministère de l’éducation nationale de l’enseignement supérieur et de la recherche positionne la « Valorisation de la recherche » dans la catégorie « Stratégie ». « Investir dans la valorisation » constitue, selon le site, une réponse à la difficulté de la France à « traduire ses découvertes en applications industrielles » et s’inscrit dans la logique de compétition économique entre les différents pays industrialisés (« plus de publications que la Corée mais huit fois moins de brevets »).

Un autre terme clé apparaît : « l’innovation », à travers la lutte contre le « manque d’innovation » qui « bride le potentiel de croissance de notre économie »25. On le trouve souvent associé à celui de « valorisation ». Les deux fonctionnent de la même manière : ils comprennent une charge positive qui leur accorde immédiatement notre jugement favorable et les rendent impossible à contester : comment ne pas vouloir valoriser la recherche et œuvrer pour l’innovation ?

La valorisation de la recherche est donc une politique publique qui se traduit par un programme et un budget (« 3,5 milliards d’euros » annoncés en 2012, sans qu’il soit précisé sur quelle période) pour développer des Sociétés de valorisation autrement désignés comme des Sociétés d’accélération du Transfert de Technologie (S.A.T.T., « filiales (…) chargée d’assurer l’interface entre les laboratoires publics et le monde industriel »), créer des Instituts de recherche technologique (pour réunir chercheurs privés et publics).

Le site de l’ANRT explique dans un article de juin 2016 intitulé « Valoriser plus, valoriser mieux. Recherche publique et innovation », que le gouvernement a mis en place le cadre d’une « nouvelle stratégie nationale d’innovation » ; « Emmanuel Macron et Thierry Mandon ont réaffirmé le rôle essentiel que doivent jouer les universités et la recherche publique » pour un « rapprochement de la recherche publique et de l’entreprise ».

Ce qui permet de mieux comprendre certains aspects du modèle de contrat de collaboration proposé par le service « Valorisation de la recherche » de l’université Paris 8 qui préconise d’envisager, dans le cadre de ce contrat, « les modalités d’exploitation de l’étude et des droits de propriété intellectuelle » et de partager « les éventuels retours financiers » entre les parties.

Valorisation de la recherche : une manière d’importer la logique capitaliste de l’entreprise dans les sciences humaines. (ou : le piège de la valorisation)

Je pense qu’il est important de s’attarder sur les termes de « valorisation » et d’ « innovation ».

Ils ont une fonction, qui n’est pas accessible d’emblée, dans un ensemble plus vaste.

Ils semblent fonctionner comme des mots « passerelles » (ou faire fonction de « cheval de Troie ») permettant d’importer la logique de l’entreprise et des sciences « exactes » (qui se rejoignent sur la notion de résultats et de traduction des résultats en objets créateurs de valeur) dans le champ des sciences « humaines et sociales ». D’autant que le terme de valorisation est souvent utilisé mais en passant sous silence la référence centrale au brevet et au « brevetable » ; du coup, c’est l’élément structurant du modèle qui est invisibilisé ce qui empêche la compréhension de l’ensemble et risque de conduire à plaquer le modèle, sans la transformation nécessaire pour l’appropriation dans un autre champ.

C’est ce que confirme l’université Toulouse Jean Jaurès en expliquant que, dans les « nouveaux enjeux » de valorisation de la recherche, « les SHS semblent avoir été moins présentes, notamment en raison de l’incompatibilité du dispositif « brevet » avec les résultats valorisables »26.

Ils permettent de mettre en œuvre un dispositif opérationnel contraignant sans référence directe à une norme.

L’université Paris 8 emploie le terme « valorisation » pour intégrer autant « l’exploitation des résultats » que les autres « opportunités de valorisation » dont « des publications écrites, des mises en ligne sur le réseau internet, des expositions, des conférences, des manifestations scientifiques ». Finalement, tout ce que produit le doctorant, tout ce qui participe du cheminement de sa recherche pour aboutir à la thèse, entre dans cette logique et tombe sous le coup des procédures d’autorisation qui doivent être demandées auprès du terrain, négociées au cas par cas, et sans s’appuyer sur un cadre législatif.

Ils constituent des arguments de légitimation pour une politique publique.

Les universités qui hébergent les sciences humaines et sociales, semblent avoir investies la « valorisation de la recherche » comme la possibilité d’un nouveau développement. Selon l’université Toulouse Jean Jaurès, il faut des « SHS innovantes ! » : « innovation par les usages : design, ergonomie, neurosciences, modélisation … Identifier les besoins, les attentes, les problèmes et les aspirations des usagers. L’expertise des SHS favorise l’innovation en travaillant sur l’acceptabilité ou l’accessibilité d’un nouveau bien, sur de nouvelles méthodes de production ou d’organisation ». Citant le Comité National d’Évaluation, son site définit la valorisation comme le fait de « rendre utilisables ou commercialisables les connaissances et les compétences de la recherche ». On sent bien ici la volonté de trouver une légitimité pour la recherche à travers son utilité sociale et la tentation de rabattre cette utilité sur son potentiel marchand. Il faut, en somme que la recherche en SHS ait une utilité directe, mesurable à l’aune de sa commercialisation, de sa marchandisation. Selon Toulouse Jean Jaurès, il faut ouvrir le « chantier » pour que les SHS exploitent « d’autres modes de valorisation, tels que le droit d’auteur, le transfert de savoir-faire, l’innovation service » car leur contribution au « développement économique et social » et à « l’évolution des pratiques professionnelles est avérée ».

La valorisation : une logique qui rappelle celle de l’évaluation de la recherche ?

Cette manière de penser la valorisation de la recherche en sciences sociales comme on valorise la recherche en sciences exactes à partir des applications pour l’entreprise, rappelle les logiques mises en exergue par Thierry Terret et Georges Vigarello27 quand ils dénoncent le « déséquilibre de l’évaluation » entre les sciences humaines et sciences exactes lié au fait que les sciences humaines se voient appliquées « les critères » des sciences exactes.

Valorisation, évaluation : une même nécessité de construire des critères propres aux sciences sociales.

Il paraît essentiel d’opérer une traduction pour penser des formes, élaborer des articulations avec les organisations sociales, construire des dispositifs à partir des pratiques et des logiques propres aux sciences sociales.

Dans le cas qui m’intéresse, cette traduction doit porter sur la question de la confidentialité et de la publicisation des résultats.

J’ai eu la chance que la direction de l’association ne positionne pas ces éléments comme des enjeux. Même si elle a repris les logiques préconisées par l’ANRT concernant la confidentialité (au titre des « Publications – Thèses – Diffusion des résultats », les informations dont je pourrais avoir connaissance du fait de la thèse ne doivent pas être divulguées), elle a rédigé le contrat de collaboration en stipulant que « la propriété intellectuelle des résultats de l’étude » appartiennent en « totalité au doctorant ».

La Cifre constitue un cadre particulier pour la réalisation de la thèse. Il semble que ce cadre, par l’institutionnalisation d’un ensemble de dispositifs, oblige à la formalisation d’éléments de méthodologie dans l’ouverture du terrain, qui ailleurs auraient été moins visibles.

Ces dispositifs ne conduisent-ils pas à rejoindre David Jamar lorsqu’il propose d’appréhender la construction du terrain comme la négociation d’une commande ?

Durant toute cette première phase de la thèse, je me suis trouvé en position de négociation.

Négociation avec l’association qui m’emploie pour que mon projet de recherche puisse prendre place dans son contexte d’intervention, pour construire la « case recherche » à côté de la case intervention ou adossée à elle.

Négociation avec l’institution qui finance et mandate l’association.

Négociation avec l’ANRT, comprendre les attendus et construire les termes dans lesquels la recherche allait pouvoir être reçue.

Négociation avec moi-même pour accepter les contraintes de la fonction et saisir l’opportunité d’ouverture de terrains divers, puis pour faire exister en même temps intervention et recherche, intérêt de l’association à laquelle je suis lié par mon contrat de travail et intérêt de la recherche que je souhaite mener.

Dans cette démarche de négociation qui peut sembler laborieuse, je retrouve certains fondamentaux de la recherche-action.

D’abord la visée de transformation sociale : travailler à créer un espace pour la recherche au cœur de l’intervention sociale c’est déjà transformer à la fois les pratiques et l’institution. La recherche, parce qu’elle interroge les constructions et les rapports sociaux a une portée réflexive et opérationnelle, et produit, comme j’ai tenté de le décrire, un effet de réagencement.

Ensuite la production de savoirs situés, construits en interaction avec les contextes et la réalité des acteurs et non de savoirs neutres et objectifs, en surplomb. Ici, le cadre contraignant de la Cifre, qui impose une manière de s’accorder avec les acteurs du terrain, est probablement à lire comme un ressort possible pour mettre en place une modalité de production des savoirs situés, comme l’opportunité de positionner la production du doctorant dans un jeu de mise à l’épreuve par la confrontation au regard des premiers concernés. Et c’est probablement dans ce sens qu’il faut travailler à traduire le modèle de la Cifre et le faire exister de manière spécifique pour les recherches en sciences sociales qui sont engagées dans une dimension contributive

Car la Cifre n’est pas qu’un dispositif que l’on peut investir pour ouvrir et composer le terrain. C’est aussi une construction politique qui prend place dans une politique publique globale avec une idéologie propre. La Cifre est une manière de penser la recherche arrimée à l’entreprise et à la logique du résultat en tant qu’il est valorisable au titre d’un marché de biens ou de service. L’ensemble du dispositif est orienté par cette potentielle valeur marchande du résultat de la recherche pour l’entreprise.

Ouvrir l’octroi de la Cifre aux recherches qui se déroulent dans le cadre d’une association et qui s’inscrivent dans le champ des sciences humaines et sociales, peut comporter le risque de transposer, tel quel, le modèle à partir duquel la Cifre a été pensée.

Cette transposition sans filtre peut se faire d’autant plus facilement que les associations sont confrontées, dans le champ de l’intervention sociale notamment, à un contexte fortement concurrentiel, où les institutions publiques ont repris les codes du marché pour attribuer leurs subventions à partir d’ « appels à projets », et qu’elles sont identifiées, depuis la Loi du 31 juillet 2014 « Relative à l’économie sociale et solidaire », de fait, comme acteurs de l’économie sociale et solidaire. C’est ainsi que j’ai vu la direction de l’association qui m’emploie, au moment de la constitution des pièces du dossier adressé à l’ANRT, présenter l’association comme « un acteur de l’économie sociale et solidaire » s’inscrivant dans « une perspective d’innovation sociale ».

On voit bien que le discours qui promeut cette évolution des associations rencontre celui de la valorisation de la recherche et la nécessité d’innovation des sciences humaines et sociales prônée par les universités.

Pourtant, il paraîtrait indispensable de penser l’inscription de la recherche en sciences humaines et sociales dans le secteur associatif à partir d’un modèle différent de celui de l’entreprise à but lucratif. Mais il faut pour cela interroger, en même temps, les logiques des associations et de l’Économie Sociale et Solidaire, de l’évaluation et de la valorisation de la recherche qui, semble-t-il, convergent toutes « naturellement » vers une importation du modèle de pensée de l’entreprise et des sciences exactes. En somme, il semble indispensable de pouvoir mesurer la contribution de la recherche autrement qu’à partir de ses retombées marchandes ; si cette recherche doit être contributive, c’est certainement davantage dans une visée démocratique, en innovant pour transformer les rapports de pouvoir et permettre aux premiers concernés de prendre part à la politique publique. Mais pourrait-on imaginer que ce type d’innovations, qui constituent un bien commun, puissent s’intégrer à un quelconque marché de biens ou de services et se conformer à ce modèle ?

Régis GARCIA

Doctorant,

Laboratoire EXPERICE, Université Paris 8 – Saint-Denis.

1Texte cité par Pascal Nicolas-Le Strat. In Journal – chronique de l’activité d’un enseignant chercheur. Mars 2015 / Février 2016. Document ronéoté, p. 64.

2Le site personnel de Sébastien Joffres, doctorant en sociologie à l’université Montpellier 3, prend le pari de mettre en lumière la manière dont se construit sa recherche : http://www.processoc.fr/these-faisant/

3Site ANRT : http://www.anrt.asso.fr/fr/espace_cifre/accueil.jsp#.WCuA-iTzLlo

4Julie ROTA, Dis-sociation et travail d’institution – Définitions et apports de la dissociation à la psychosocianalyse, http://corpus.fabriquesdesociologie.net/dis-sociation-et-travail-dinstitution-definitions-et-apports-de-la-dissociation-a-la-psychosocianalyse/, mis en ligne le 09 août 2015

5L’ANRT demande de constituer un dossier leur permettant d’évaluer l’éligibilité à la signature d’une Cifre. Ce dossier doit comprendre différentes pièces : des pièces administratives (certificats de scolarité attestant de l’inscription en doctorat, notes et diplômes de Master), un CV, la présentation du projet de recherche (différente de celui déposé dans le cadre de l’inscription à l’école doctorale), une lettre d’engagement du directeur de l’école doctorale, une lettre d’engagement du directeur du laboratoire, la présentation du laboratoire, la présentation de l’entreprise.

6Conditions générales d’octroi et de suivi des conventions industrielles de formation par la recherche – Cifre, p.1 Consulté sur le site : http://www.anrt.asso.fr/fr/pdf/conditions_octroi_cifre.pdf

7Ibidem., p.2

8Ibid., p.6

9Ibid., p.5

10Loncle Patricia, La jeunesse au local : sociologie des systèmes locaux d’action publique, Sociologie, 2011/2 Vol. 2, p. 129-147 et Loncle Patricia et Rouyer Alice, La participation des usagers : un enjeu de l’action publique locale, Revue française des affaires sociales, 2004/4 n° 4, p. 133, disponible sur le site : http://www.cairn.info/revue-francaise-des-affaires-sociales-2004-4-page-133.htm, consulté le 29 juin 2014

11ANRT, mail envoyé le 29 mars 2016.

12Correspondance avec Pascal Nicolas-Le Strat, 02 avril 2016.

13Conditions générales d’octroi et de suivi des conventions industrielles de formation par la recherche – Cifre, p.5 Consulté sur le site : http://www.anrt.asso.fr/fr/pdf/conditions_octroi_cifre.pdf

14Ibid., p.7

15Ibid., p.6

16Ibid., p.3

17Code du travail. Article D1242-3.

18Code du travail. Article D1242-6

19« Le choix du candidat est très important. Je l’associe à la rédaction du projet pour le tester. Le prendre en stage ou en CDD quelques mois durant l’instruction du dossier par l’ANRT est aussi une bonne approche ». Site internet de l’ANRT : http://www.anrt.asso.fr/fr/espace_cifre/demande_doc.jsp?p=50#.WFEQ8lzzLlo

20Suggestion de trame pour le Contrat de collaboration, ANRT. Disponible sur internet : http://www.anrt.asso.fr/fr/espace_cifre/demande_doc2.jsp?r=3&p=55#.WFEMr1zzLlo

21Les documents utilisés comme sources : la « suggestion de trame » sus-cité ; Alain Gallochat. Recommandations en matière de confidentialité et propriété intellectuelle appliquée aux contrats Cifre. Disponible sur internet : http://www.anrt.asso.fr/fr/pdf/reco_confidentialite_pi_a-gallochat.pdf. Une proposition de trame de contrat de collaboration éditée par le service valorisation de la recherche de l’université Paris 8.

22Alain Gallochat. L’utilisation des brevets par les entreprises françaises. Rapport d’information. Sénat. 9 mai 2001. Diponible sur le site : https://www.senat.fr/rap/r00-377/r00-37776.html

23Informations présentées dans un diaporama diffusé par l’université Toulouse Jean Jaurès, disponible sur internet : http://www.univ-tlse2.fr/servlet/com.univ.collaboratif.utils.LectureFichiergw?ID_FICHIER=1297783575371&ID_FICHE=1170169784637.

24http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid51354/valorisation-de-la-recherche.html

25Pourquoi investir dans la valorisation. http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid51354/valorisation-de-la-recherche.html.

26http://www.univ-tlse2.fr/accueil/recherche/valorisation-de-la-recherche/la-valorisation-c-est-quoi–82374.kjsp?RH=05Valorisation

27Thierry Terret, Georges Vigarello, « Sciences humaines et sciences exactes : le déséquilibre de l’évaluation. L’exemple des Sciences et techniques des activités physiques et sportives (Staps) », Esprit 2012/7 (Juillet), p. 26-29.

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